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Étude de Frank Dubourdieu, œnologue, ingénieur agronome et médecin bordelais
DE L’ODEUR À LA FLAVEUR
Considérations relatives à l’acte gustatif et au plaisir du vin
Ce texte s’appuie sur les avancées des neurosciences et donne à mieux comprendre le fonctionnement de notre appareil sensoriel. Un minimum d’anatomie et de physiologie est nécessaire pour rendre compte, en particulier, des performances remarquables de l’odorat. Néanmoins on prend conscience des limites de nos performances et de l’objectivité relative du jugement du goût. De fait, l’humilité doit présider à la dégustation bien comprise tout autant que le partage avec autrui.
Le goût est un terme polysémique. Il représente d’une part l’organe des sens lui-même, en amont des voies digestives, dans la bouche et le rhinopharynx et d’autre part la conséquence de son fonctionnement : le goût acide, par exemple. Une seconde ambivalence provient de son sens usuel associant l’odeur au goût véritable (saveur) à la fois chimique (acide, sucré, salé, amer) et somesthésique (toucher, pression, chaud, froid, douleur). Le plaisir du goût au sens large provient de la flaveur qui associe dans la bouche l’arôme et la saveur.
Au-delà de sa fonction première d’expertise et de prévention, le sens du goût a accédé au rang d’une vraie culture. À la différence de la vue et de l’ouïe, il procède par un contact direct avec la matière dont les molécules, et non les ondes (peinture, musique...), sont les vecteurs de la sensibilité. En vertu de ce fonctionnement et des performances remarquables de l’odorat, on reconnaît au goût alimentaire une certaine objectivité.
Nous décrirons ci-après la structure anatomique des muqueuses réceptrices et nous suivrons le cheminement des stimuli jusqu’à la conscience. Puis, à partir de la synthèse « intelligente » de la flaveur, nous tenterons de montrer comment naît la conscience du goût et nous opposerons, dans l’acte gustatif, lecture globale et discrimination.
On évoquera ensuite les différences d’équipement sensoriel entre les individus et les raisons des difficultés rencontrées pour verbaliser nos perceptions. Enfin la question du caractère acquis ou inné des capacités gusto-olfactives de chacun sera brièvement abordée.
LE GOÛT VÉRITABLE (saveur)
Aux quatre saveurs du goût chimique (acide, sucré, salé et amer), correspondent des papilles gustatives relativement spécifiques disséminées dans la muqueuse linguale. Chacune, dans ses parties latérales, porte les bourgeons du goût, constitués d’un amas de cellules épithéliales munies d’un bâtonnet sensible s’ouvrant dans la lumière d’un canal étroit, à la rencontre des molécules sapides. Ils sont reliés aux terminaisons dendritiques du premier neurone gustatif dont le corps cellulaire se trouve, selon la topographie linguale, dans l’un des ganglions des trois nerfs crâniens (VII bis, IX, X).
La branche linguale du nerf trijumeau recueille d’une part, grâce à des mécanorécepteurs, la somesthésie superficielle qui comprend le toucher grossier pour la consistance générale (somesthésie protopathique) et le toucher fin pour la finesse de la texture (somesthésie épicritique) et d’autre part, par des capteurs essentiellement thermiques, la sensibilité thermo-algésique. Enfin la somesthésie profonde ou proprioceptive renseigne par les mouvements des muscles de la langue, des joues et des mâchoires, sur la position du vin dans la bouche, son volume et son degré de souplesse (consistance).
La saveur réunit des sensations chimiques, mécaniques (toucher), thermiques, algiques et spatiales.
L’ODORAT
L’odeur des aliments est souvent perçue à distance et peut faire l’objet d’un examen particulier, mais c’est dans la bouche, associée aux sensations sapides (goût véritable), qu’elle forme le goût au sens large : la flaveur. Lors d’un rhume,il ne reste plus que le goût véritable, l’odorat a disparu par l’obturation des voies d’accès vers la muqueuse olfactive et par une dilution des molécules dans un mucus surabondant.
Le plaisir du goût provient surtout des performances de l’olfaction dont l’anatomie complexe se résout à cinq cm 2 (25 millions de cellules) d’une muqueuse réceptrice hyperspécialisée ou « tâche jaune » située sur le plafond de chaque cavité des fosses nasales, de part et d’autre de la cloison. Cinquante millions de cellules sensorielles, pourvues de cils baignant dans le mucus, forment une surface développée comparable à celle d’une feuille de cahier.
Chaque neurone possède un seul type de récepteur moléculaire sous forme d’une protéine spécifique présente dans la membrane ciliaire et offrant un site d’accueil à trois dimensions. Sa configuration est telle que seul un petit nombre de molécules odorantes, parmi les milliers de possibles, auront une structure spatiale compatible. À cause de la faiblesse des liaisons (non covalentes), la nature chimique des molécules ne laisse pas prévoir l’odeur. D’ailleurs on ne sait pas pourquoi une odeur est agréable ou pas. On a dénombré un millier de protéines différentes, donc de récepteurs spécifiques, pouvant détecter chacun plusieurs sortes de molécules ayant en commun une propriété géométrique reconnaissable. Des molécules de nature chimique différente mais d’architecture proche offrent une compatibilité spatiale avec le récepteur et provoquent la même odeur ; comme par exemple la gamma-lactone du chêne et la vanilline.
L’odorité dépend, en plus, de la taille de la molécule (le poids moléculaire des substances odorantes varie entre 30 et 300), de sa solubilité (eau et graisse), de sa concentration. La même molécule, isobutylméthylpyrazine du Sauvignon blanc à faible dose se traduit par l’arôme du fruit de la passion, à forte dose par celui de l'urine de chat, avec toutes sortes d’intermédiaires.
Le seuil de perception, du nanogramme (ng = 10 puissance moins neuf gramme) au mg/l, varie selon les molécules et les individus. Bien plus grande que celle du goût véritable, la sensibilité olfactive dépasse celle de tout appareillage. Quelques molécules dans l’air (trichloranisole, scatol ...) suffisent à provoquer une sensation.
Dans le cas de la perception des odeurs naturelles (fruit, fleur, vin…) ou même synthétiques (parfumerie), composées d’un subtil mélange de molécules volatiles, la physiologie des récepteurs devient extrêmement compliquée. Selon leur concentration relative et leur type, la sensation varie. Le champ perceptif est aussi infini que celui des odeurs. Gil MORROT traduit en image ce pouvoir de l’odorat en considérant les mille capteurs de type différent (récepteurs spécifiques), fonctionnant en binaire (activé/non activé) et capables de coder deux puissance mille (soit dix puissance trois cents) odeurs différentes. Comme, en plus, chaque capteur est susceptible de faire varier sa réponse selon les critères évoqués plus haut, le nombre de combinaisons dépasse l’imagination. Il existe enfin une grande diversité interindividuelle de détection des odeurs. Chaque protéine est codée par un gêne pouvant prendre différentes formes (allèles). Par exemple, le seuil de perception de la pyridine (odeur de la truffe) oscille, selon les sujets, entre 0.04 et 40 ppm (parties par million) soit un facteur 1000 !
SYNTHÈSE INTELLIGENTE DE LA FLAVEUR
L’information olfactive emprunte une voie archaïque directe, à deux neurones. L’olfaction est un sens primitif apparu très tôt dans l’évolution des êtres vivants. Les axones des cellules réceptrices de la « tache jaune » traversent la base du crâne par la lame criblée (ethmoïde) et s’articulent avec les cellules mitrales du bulbe olfactif dont les axones forment le nerf olfactif. À la faveur d’une étonnante neurogénèse, les axones du premier neurone se regroupent par affinité pour aboutir au nombre de mille à la cellule mitrale. Cinquante mille cellules mitrales vont amplifier et diffuser, chacune, le message spécifique de l’odeur qui les concerne vers le cortex, avec de nombreuses projections sous-corticales.
La voie gustative, phylogénétiquement plus récente, est composée de trois neurones successifs : le premier, déjà vu dans le ganglion du nerf crânien concerné ; le second au niveau du bulbe, s’étendant vers les noyaux souscorticaux. L’accès à la conscience passe par un troisième neurone thalamocortical.
L’abondance des connections horizontales et des boucles de rétroaction avec d’autres structures sous-corticales régissant des fonctions végétatives ou humorales témoignent de la force émotionnelle du goût.
Après ce cheminement complexe, tous les neurones gusto-olfactifs aboutissent dans le cortex orbito-frontal où est assurée la synthèse « intelligente » de la flaveur, à l’épreuve de la mémoire et colorée par la tonalité affective. Ainsi se forme une « pensée sensorielle », entre le perceptif pur et la conscience mémorisée. Celle de l’odeur, souvent composée de plusieurs molécules, correspond à la carte d’activation des récepteurs, comme un tableau de bord où certains points s’allument et d’autres pas ; la qualité perçue dépend du contour, de l’image ainsi dessinée. « La pensée sensorielle » se complique lorsqu’à l’odeur s’ajoute dans la bouche le goût véritable (chimique et somesthésique) pour former une image composite : la flaveur.
Le degré de satisfaction (plaisir / déplaisir) naît de ce processus cortical qui fusionne les sensations, les relaye dans le souvenir et leur imprime un contenu émotionnel.
LECTURE GLOBALE ET DISCRIMINATION
Du plaisir éprouvé spontanément à l’analyse la plus fine de l’image sensorielle proposée, la dégustation du vin prend toutes ses formes.
Les grands vins provoquent l’intellectualisation la plus élaborée du goût. Dans cet écheveau de perceptions, surtout olfactives, le cortex cherche à y voir plus clair. Il se concentre tour à tour sur chacune pour en apprécier sa contribution.
Par un effort de clivage, plus ou moins automatique chez le dégustateur averti, l’image mentale se nourrit et s’affine. La connaissance oenologique et l’habitude facilitent l’exercice et résout, partiellement du moins, le conflit neurologique entre la vision d’ensemble et la nécessaire obligation d’analyser séparément les parties. Oscillant entre la conscience globale du vin, reflet de sa valence hédoniste, et l’examen de ses constituants, le dégustateur prend la mesure de son plaisir (ou de son déplaisir), le compare et l’évalue.
L’analyse sensorielle trouve ici sa pleine définition avec le souci permanent et quasiment réflexe de limiter ses investigations. L’acte gustatif se passe, en effet, dans un temps relativement court ; la conscience du vin dans son entier ne doit pas souffrir d’une discrimination trop poussée.
Les difficultés frustrantes à verbaliser les sensations et la subjectivité des descriptions trop détaillées proviennent d’une part de l’intégration globale de l’information et d’autre part d’une différenciation des deux hémisphères cérébraux dans leur fonction cognitive : le droit ? l’inverse chez les vrais gauchers ? siège du goût, des émotions, des sentiments, dit « cerveau artistique » et le gauche, dévolu au langage, à la raison, au calcul, à l’action et à l’écriture. La verbalisation des sensations se heurte à la séparation des pouvoirs. Pour identifier une odeur constitutive d’un bouquet, il faut qu’au même moment de sa perception « d’un côté » se présente « de l’autre » un terme pour la désigner. Même entraînée, cette mémoire est médiocre: sur douze odeurs communes (fleurs, fruits ...) la moyenne des sujets n’en reconnaît que trois. Force est de constater l’indigence du verbe n’ayant d’égale que la complexité des grands vins.
Les recherches conjointes de la neurophysiologie et de l’analyse sensorielle tendent à démontrer que l’entraînement n’a pas d’effet sur les performances. Chacun, selon son équipement propre, aurait une potentialité de détection fixée génétiquement ; les seuils seraient innés. Cette idée que la fonction ne crée pas l’organe aurait cependant une limite puisque les stimuli, pour devenir représentation consciente, subissent un traitement cognitif sous le contrôle de la mémoire. La pratique ne modifierait pas la sensibilité, mais augmenterait les référents « œnoculturels » mémorisés et la fréquence d’accès à la conscience.
Le dégustateur averti décèle avec plus d’acuité les défauts olfactifs nuisibles à l’arôme et au vin dans sa totalité car il y est souvent confronté et les reconnaît plus facilement. La perception subliminale d’un arôme déviant (moisi…), détecté mais non reconnu, est proposée à son image mémorisée. La concordance éventuelle confirme « l’intuition sensorielle ». Le doute inverse le processus : on part du référent mémorisé que l’on compare au signal perçu sur lequel l’attention se focalise. L’idéal étant une rencontre « honnête » et non une influence fallacieuse de l’intuition sur la mémoire ou de la suggestion sur la perception. Un bon dégustateur ne possède pas forcément un système sensoriel meilleur qu’un individu pris au hasard. L’expérience, l’entraînement ainsi qu’une éthique personnelle pour déjouer la sujétion à l’imaginaire, optimisent, dans certains cas, ses performances. Mais confrontées à l’exercice périlleux de la dégustation aveugle, celles-ci resteront toujours très limitées.
Nonobstant la sophistication de notre appareil gusto-olfactif, le Vin, à plus forte raison le Grand, gardera toujours le mystère de sa complexité. C’est ce qui en fait son irrésistible pouvoir d’attraction et de séduction.
Expériences professionnelles :
1967 cadre négoce bordelais (Barton et Guestier).
1970 codirection domaine familial à Barsac.
1980 création d'un négoce de vin avecsite culturel (Ecole de dégustation, musée), vente-dégustation, réception de groupes avec service restaurant dans caves voûtées (600 m2) dans le centre de Bordeaux.
1989 cadre commercial aux Ets. Duclot à Bordeaux (pre Pétrus) spécialiste des Grands Crus et de la vente en primeur.
2000 gérant de DUBOURDIEU F. CONSULTANTS : conseil en vin, e