Livraison offerte dès Fr. 300 d'achat ou 18 bouteilles, sinon Fr. 15

asie (le vin en)

Retour

En mai 2006, avant de grimper dans un jet pour se rendre à Vinexpo Asia Pacific, à Hongkong, Christian Seely, un Anglais qui dirige les Millésimes AXA, notait en riant :  « Les propriétaires des châteaux de Bordeaux et les administrateurs se rencontrent bien plus souvent à Hongkong, Shanghai et Singapour que dans les propriétés. » Inutile de préciser que Christian Seely, qui gère plusieurs célèbres domaines de Bordeaux, était en bonne compagnie à cette foire commerciale. Outre les ministres français du Commerce et de l'Agriculture, plus de 70 de ses collègues propriétaires et administrateurs étaient présents, y compris des personnalités comme Pierre Lurton, de Cheval Blanc et Yquem, Jean-Guillaume Prats, du Cos d'Estournel, la baronne Philippine de Rothschild, de Mouton-Rothschild et le comte Stephan von Neipperg de La Mondotte.
Pas besoin d'être Hercule Poirot pour découvrir pourquoi la moitié des exposants de Vinexpo étaient Français, et majoritairement Bordelais. La France domine actuellement le lucratif marché asiatique du vin avec 40 % de parts de marché et a bien l'intention d'augmenter ce chiffre.  « Bordeaux est un marché d'exportation, dit Stephan von Neipperg, il va toujours où se trouve l'argent. » Non seulement l'élite des affaires en Asie regorge en ce moment d'argent liquide, mais la région dans son entier en dépense de plus en plus dans le vin. Selon les chiffres les plus récents de Vinexpo, la consommation de vin en Asie devrait augmenter pour atteindre le double de la moyenne mondiale au cours des deux prochaines années, avec des ventes atteignant 5 milliards de dollars en 2008, dont plus de 1,78 milliard pour la seule Chine.
Pendant ce temps, les signes de la nouvelle culture du vin en Asie deviennent de plus en plus visibles. Le Japon peut se targuer de posséder plus de 200 établissements vinicoles et plusieurs milliers de sommeliers reconnus. C'est aussi l'un des marchés les plus grands et les plus sophistiqués du monde pour les grands crus de Bourgogne et les cuvées de champagne prestigieuses. Quant à la Chine, les grands groupes vinicoles occidentaux comme Castel et Constellation y accourent en masse, tandis que la production locale s'est développée de façon tellement spectaculaire qu'elle a placé le pays dans les dix premiers producteurs mondiaux. Un nouveau musée du vin s'est ouvert dans les environs de Pékin et, dans les appartements chics de Shanghai, les réfrigérateurs à vin sont la norme. Même en Corée du Sud, la consommation de vin a augmenté de plus de 150 % au cours des cinq dernières années, ce qui a poussé la prestigieuse Union des grands crus de Bordeaux à organiser une dégustation à Séoul pour la première fois en novembre de cette année.
Des caves extraordinaires :
Dans le même temps, sur les marchés plus mûrs de Hongkong et de Singapour, les clubs de vin exclusifs font fureur, de même que les dîners à thème autour du vin, les écoles privées de vin et toute une panoplie de magazines consacrés au vin. Afin de surfer sur cette vague, le magazine Decanter a récemment lancé une édition chinoise publiée à Taïwan, à Singapour, en Malaisie et à Hongkong.  « Nous sommes de plus en plus des nations d'amoureux du vin, ici », dit son éditeur, Frank Ong.
En définitive, il est clair que la région est rapidement devenue l'un des meilleurs endroits sur terre où déguster un bon repas et un bon vin. L'Hôtel Lisboa de Stanley Ho, à Macao, par exemple, n'abrite pas seulement le très réputé restaurant Robuchon à Galera mais également la cave la plus extraordinaire de la région pour les clients flambeurs du casino. Remplie jusqu'au plafond de bouteilles de Latour, d'Yquem et de probablement plus de Palmer 1961 que n'importe où dans le monde, elle a récemment laissé un négociant en vins londonien pratiquement sans voix.  « Je n'ai pas vu certains de ces vins sur une carte depuis des années, a-t-il bafouillé. Certains d'entre eux sont tout simplement impossibles à trouver au Royaume-Uni. »
Ces temps-ci pourtant, la magistrale carte de 96 pages de l'hôtel Lisboa doit faire face à une concurrence beaucoup plus forte de la part d'établissements du même genre, notamment le Caprice, le Petrus et le Gaddi's à Hongkong, Les Amis, Iggy's et le Blu à Singapour, et l'hôtel Okura à Tokyo. La meilleure carte de Shanghai pour le vin au verre ou à la bouteille est celle du restaurant de l'hôtel Shangri-La, Jade on 36, mais il y en a d'autres, comme Three on the Bund et le Club Whampoa. De même, à Pékin, l'avocat et entrepreneur Handel Lee, un amateur, est activement en train de revitaliser le secteur de la restauration. Il faudra guetter l'ouverture prochaine de sa nouvelle Enoteca Pinchiorri forte d'une cave de 30'000 bouteilles. Cependant, comme l'affirme Louis-Fabrice Latour, du producteur de bourgogne Maison Louis Latour, il se passe beaucoup de choses dans le monde des grands crus au-delà des restaurants internationaux à la mode. Louis-Fabrice Latour évoque une demande de plus en plus forte de la part du consommateur, qui a entraîné une explosion de la vente au détail ces dernières années malgré des taxes d'importation considérables dans la région. Au début, les pionniers de cette vente étaient des marchands britanniques comme Berry Bros et Rudd, Corney et Barrow et Farr Vintners. Leurs efforts ont obtenu de belles récompenses : l'Asie est par exemple le marché étranger le plus important pour Farr. Parallèlement, le marché a changé et évolué à une vitesse inouïe. Lorsque Berry Bros  et Rudd a ouvert son premier magasin à Hongkong, en 1999, presque les trois quarts de sa clientèle étaient des expatriés européens. Maintenant, 75 % de ses clients sont des Chinois de Hongkong. Cela explique également pourquoi un certain nombre de marchands locaux de vins fins ont suivi le mouvement, impatients de tirer profit de la soif de grands crus des habitants de la région. Parmi les meilleurs, on peut sans conteste citer Altaya, Watsons et Ponti à Hongkong, Vinum à Singapour, Kuala Lumpur et Bangkok, Eswin à Taïwan, ASC en Chine, The Shingdong Wine Company en Corée du Sud et Enoteca au Japon. Enoteca, par exemple, dispose maintenant de treize magasins à travers le Japon et son enseigne de Hiroo possède une collection de grands crus classés de Bordeaux déjà à maturité impressionnante, selon les critères londoniens ou new-yorkais.
À n'importe quel prix :
 « Ce qui est enthousiasmant, c'est que de nombreux clients ne veulent que les produits les plus fins et les plus rares, et qu'ils sont heureux de payer n'importe quel prix pour les obtenir », dit Nick Pegna, directeur de Berry Bros et Rudd, à Hongkong. Le directeur de Farr, Stephen Browett, abonde dans ce sens :  « Ils n'achètent que du très haut de gamme, principalement des premier et deuxième cru de Bordeaux et du Domaine de la Romanée-Conti (DRC), et en grandes quantités. »
Bien sûr, tout cela est une question de statut et de prestige, mêlée à un minimum de consommation ostentatoire. Selon Lee Crymble, de Vinum,  « ici les modes de vie tournent complètement autour des marques et du luxe. Une fois que vous avez la maison, la voiture et la montre, la cave garnie de grands vins est la suite logique. » Dans ce domaine, l'Asie a pris le dessus sur l'Occident exactement de la même façon que pour Louis Vuitton, Bulgari et Gucci. Pourtant, il y a des différences significatives entre les collectionneurs asiatiques et européens. L'une d'elles est que les consommateurs asiatiques n'hésitent pas à ouvrir leurs meilleures bouteilles de façon plutôt prématurée que tardive.  « Ils sont beaucoup plus hédonistes, plus ouverts d'esprit et moins traditionnels que les Britanniques, davantage dans le genre des grands collectionneurs américains », dit Serena Sutcliffe, directrice du département international des vins chez Sotheby's.
Des collections exceptionnelles :
Il est certain que cette gigantesque région peut s'enorgueillir de posséder de plus en plus d'industriels, de promoteurs et de financiers qui ont constitué des collections exceptionnelles, de niveau international, comme celles de Alan Ho (le neveu de Stanley Ho), George Wong, John Koo, Robert Kwok et Handel Lee, déjà mentionné plus haut. Néanmoins, le plus grand collectionneur d'Asie est probablement Henry Tang, secrétaire aux Finances de Hongkong. Sa cave personnelle est réputée disposer d'environ 12 000 caisses de vin de tout premier ordre qu'il stocke à Hongkong, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Le marchand de vins et de cigares Thomas Bohrer a un jour décrit Henri Tang comme  « une catégorie à lui tout seul. Il n'a pas besoin d'aller voir des châteaux ou des marchands de vins. Ils viennent à lui. »
Avec leur énorme pouvoir d'achat et leur volonté de dépenser, il est indéniable que les grands acheteurs asiatiques commencent déjà à avoir un effet spectaculaire sur l'équilibre du pouvoir au sommet du marché international du vin. Par exemple, lors des ventes chez Christie's en juin dernier, les acheteurs asiatiques ont emporté sept des dix lots principaux, alors que l'an dernier à Londres 24 des 100 principaux lots de vins chez Sotheby's sont allés à des acquéreurs asiatiques privés. D'après Serena Sutcliffe, cinq d'entre eux étaient des Petrus, quatre des Romanée-Conti et trois des Latour.  « Si les Asiatiques renonçaient provisoirement à acheter de la Romanée-Conti, est-ce que les prix descendraient un peu ? », ajoute-t-elle.
Il y a maintenant près d'une décennie, en 1997, quelques-uns des acheteurs asiatiques les plus notables se sont temporairement retirés du marché des enchères des vins fins après le krach des Bourses asiatiques. Non seulement le marché des grands crus s'est effondré de 40 %, mais nombre d'acheteurs asiatiques parmi les plus spéculateurs se sont sévèrement brûlé les doigts et ont tout bonnement cessé d'acheter - au moins pour un temps. (Quelques sérieux acteurs du marché, pourtant, ont aussi astucieusement tiré profit de la baisse pour dénicher encore plus de vins d'exception à très bon prix).
Un marché plus solide :
Fort heureusement, les corrections du marché par le Hang Seng et le Nikkei n'ont pas eu le même effet qu'il y a dix ans. Premièrement parce que les chutes n'ont pas été aussi abruptes. Deuxièmement parce que le vin fait maintenant beaucoup plus partie de la culture asiatique.  « Aujourd'hui le marché est plus solide et plus difficile à satisfaire, note le président d'Enoteca, Yasuhisa Hirose. Les folles années 1990, où les gens achetaient en fonction de l'étiquette, sont terminées. Aujourd'hui, le marché a tendance à être plus conservateur, et les gens achètent en goûtant le vin. »
Il n'est pas surprenant que l'Asie se soit découvert un authentique amour pour le vin, qui fut très prisé des dynasties régnant en Chine pendant plus d'un millénaire, jusqu'au XIVe siècle. De plus, comme le fait remarquer Ch'ng Poh Tiong, éditeur de magazines et de guides sur le vin,  « La cuisine asiatique est basée sur la finesse et la nuance, les palais asiatiques sont naturellement habitués à la subtilité des grands vins. » De récentes études laissent même entendre que les Asiatiques sont de meilleurs dégustateurs que les Caucasiens.
Consommateurs éclairés :
Robert Joseph, journaliste et auteur spécialisé dans le vin, a remarqué  « une sous-culture remarquable de la connaissance du vin, particulièrement dans des endroits comme le Japon, qui va bien au-delà de tout ce que j'ai vu à Londres ou à New York ». À Singapour, Mark Walford, de la maison Richards Walford, l'agent de la Romanée-Conti en Chine, se rappelle distinctement avoir rencontré quelques collectionneurs éclairés lors de son premier voyage il y a plusieurs années.  « Je me souviens qu'ils m'ont cuisiné sur les mérites respectifs de François Jobard, Coche-Dury et Comtes Lafon. Il y a donc un très haut niveau de connaissance assorti d'un gros pouvoir d'achat. »
Chaque milliardaire asiatique n'est cependant pas obsédé par les détails complexes du millésime, du terroir et de la typicité. Selon l'un des grands collectionneurs et connaisseurs du monde, le Singapourien NK Yong, il y en a encore à Taipei, Hongkong, Shanghai et Singapour qui n'achètent qu'en fonction de l'étiquette :  « Ces gens se limitent à boire les vins célèbres, prestigieux, ceux auxquels Parker donne 100 points. Je connais quelqu'un dont le vin quotidien ordinaire est le Petrus. »
Serena Sutcliffe suggère deux raisons fréquentes pour lesquelles ce type de collectionneur asiatique néophyte ne s'aventure pas sur des territoires inconnus.  « Primo, ils ont tendance à se cantonner à des noms de marques qu'ils peuvent prononcer. Secundo, il y a la crainte de perdre la face, cette vénérable tradition. Cela signifie que s'ils servent autre chose que l'une des meilleures bouteilles du monde, leur hôte ne sera pas honoré et pourrait s'en offenser. »
Risques de contrefaçon :
Cette ancienne forme de convenance mène invariablement à la consommation de vins encore plus rares, vieux et fabuleusement chers par l'élite asiatique. Hélas, cela a aussi une conséquence indésirable : la contrefaçon.  « Les fraudeurs s'attaquent aux collectionneurs les moins sophistiqués en faisant passer de fausses bouteilles pour de grands crus. Je suis très inquiète de cette situation », dit Serena Sutcliffe.  « Le problème est que certaines personnes n'ont aucun moyen de comparaison : elles n'ont jamais goûté un Mouton 45 ou un Latour 61. Elles ne se rendent donc absolument pas compte qu'elles ne sont pas en train de boire un vin authentique, parce qu'il présente bien et que le goût est plaisant. Ironiquement, même si ces personnes notaient quelque chose, leur hôte préférerait l'ignorer ou le tourner en dérision, car sinon, ce serait perdre la face. »
Au cours des deux ou trois dernières années, le changement le plus profond survenu en Asie en matière d'habitudes d'achat est sans doute la tendance naissante à acquérir de nouveaux millésimes de Bordeaux en primeur. Par le passé, l'Asie s'est limitée à acheter des vins à maturité, prêts à être bus. Mais la propension à acheter de jeunes vins commence déjà à provoquer d'importants soubresauts. L'an dernier, l'activité de Berry Bros et Rudd Hongkong représentait 25 % de ses profits mondiaux à terme. Cette année, ce chiffre a encore augmenté lorsque l'argent asiatique a fait grimper les prix des premiers crus à des niveaux sans précédent, jusqu'à 6'000 £ (environ 14'000 CHF) la caisse.
Collectionneurs européens évincés :
Plusieurs marchands britanniques ont reçu d'Asie quelques commandes ahurissantes pour les premiers crus 2005, accompagnées de chèques en blanc.  « Nombre de nos clients étaient prêts à payer n'importe quel prix pour mettre la main sur le plus grand nombre possible de bouteilles 2005 », rapporte Nick Pegna. Pour les collectionneurs plus traditionnels, les conséquences donnent à réfléchir. Si les milliardaires asiatiques continuent de payer le prix fort en dollars pour de très grands crus, tant jeunes que vieux, ils vont inévitablement évincer de plus en plus de collectionneurs européens qui ne peuvent ou ne veulent plus rivaliser. Adam Brett-Smith, directeur de Corney et Barrow, croit que  « les marchés plus traditionnels vont considérer 2005 et les grands millésimes précédents comme la dernière occasion de  « l'époque dorée » de l'achat de vins, en particulier de grands crus classés de Bordeaux ».
En Asie, la demande au sommet du marché demeure incroyablement forte.  « Durant l'année écoulée, les prix ont considérablement augmenté et cela n'a absolument pas fait fléchir la demande », relève Jo Purcell, directeur de Farr Vintners. Plus inquiétant pour les collectionneurs européens : tandis que certains marchés, comme Hongkong et Singapour, sont relativement établis, d'autres, comme la Chine et l'Inde, commencent à peine à bouger. Du point de vue commercial, ces marchés émergents pourraient finir par absorber toute la production globale de vin. Mais la fourniture de base, limitée, est déjà mise à rude épreuve. C'est pourquoi les quantités massives d'argent liquide injectées dans le vin par les nouveaux riches chinois ne feront qu'augmenter la pression déjà énorme sur les prix.
À Hongkong, Nick Pegna continue de recevoir de plus en plus de premières demandes depuis la Chine, dont certaines à des fins de spéculation.  « Il y a quelque temps, un nouveau client de Chine continentale m'a demandé de lui proposer cinq portefeuilles différents, chacun d'une valeur de 300'000 £ (environ 705'000 CHF). Je m'attendais à ce qu'il en choisisse un, dit Pegna, mais en fait il a acheté les cinq. » Et le plus difficile à saisir est sans doute à quel point le marché chinois est embryonnaire actuellement.  « C'est un géant dormant, dit Stephen Williams, directeur de The Antique Wine Company, qui vend des vins aux collectionneurs et aux groupes hôteliers de la région depuis plus de dix ans. Son potentiel à long terme va presque au-delà de l'entendement. Pour moi il n'y a aucun doute : en matière de grands vins, la Chine remporte la palme en Asie, et peut-être même dans le monde. Je pense qu'elle pourrait même éclipser les Etats-Unis à long terme. »
La Chine pointe déjà au troisième rang des plus grands marchés du luxe du monde. Selon le Rapport mondial 2005 de la richesse publié par Merrill Lynch et Cap Gemini SA, ce ne sont pas moins de 300'000 millionnaires qui dopent son surprenant taux de croissance.
Cela n'est pas passé inaperçu dans le Bordelais. Des propriétaires comme Stefan von Neipperg ont doublé le nombre de leurs voyages annuels en Chine.  « Avant j'allais juste à Shanghai. Maintenant je visite quatre ou cinq villes », explique von Neipperg.  « Les Chinois pensent que le vin le plus cher est le meilleur. Un marché très intéressant pour y faire des affaires. »
Supplément spécial du quotidien Le Temps : L'Asie a soif de vin.
Date de parution: mercredi 6 décembre 2006
Auteur: John Stimfig, traduction: Pilar Salgado
Cet article est d'abord paru, en anglais, dans le supplément  « How to spend it » de septembre du  « Financial Times ».
© Le Temps. Droits de reproduction et de diffusion réservés.